Ceci n’est pas tant un article sur le sexisme à l’encontre des femmes dans un milieu geek à prédominance masculine, qu’un article sur le sexisme à l’encontre d’un milieu geek à prédominance féminine. Oui, oui, cela existe. On a tendance à associer les recoins sombres d’Internet à des usagers masculins, et pourtant, il est des endroits peu connu des usagers « mainstream » qui sont presque entièrement féminins. De nombreuses utilisatrices, cachées derrière des pseudos et par écrans interposés, se retrouvent sur des sites bien particuliers où elles échangent, discutent, analysent, rigolent, débattent, s’émeuvent, s’excitent, créent, recréent et transforment des produits culturels. Bienvenue dans l’univers des fangirls.
Dites le mot « fangirl » et les gens pensent immédiatement à une préadolescente en larmes au concert de One Direction. Celle-ci, la pauvre, est déjà l’objet des rires dédaigneux des adultes qui restent perplexe devant les cahiers et les murs de ces demoiselles, plastronnés de sourires de Harry et Liam (qu’ils repensent à l’état des garçons entre 12 et 15 ans et ils auront peut-être un début d’explication). Mais la fangirl, c’est beaucoup plus que ça. J’en sais quelque chose, puisque que j’en suis une, et ça fait bien longtemps que j’ai passé ma période boyband.
Dans les années 2000, tout se passait sur le site Livejournal, où des bloggeuses (et quelques bloggeurs) de tous les âges s’enflammaient à propos d’Harry Potter ou de Twilight. Des tonnes de méta étaient publiées chaque jour, dont une bonne partie concernait les « ships » (raccourci de relationships, les relations amoureuses), objets d’innombrables conjectures, et les guerres verbales étaient parfois si intenses que certains posts généraient des milliers de commentaires. Quand les trolls s’en mêlaient et que l’on commençait à se traiter mutuellement de nazis, ça finissait sur l’excellent Fandom Wank (ce qui veut dire, pour les non-initiés, « branlette de fandom »).
Le fandom, c’est le groupe de fans d’un produit culturel. Et pour certains de ces produits, les fans sont très majoritairement des femmes. Aujourd’hui, elles ont migrées vers Tumblr et s’intéressent davantage à Sherlock, Supernatural, Doctor Who, l’univers Avengers et les deux sagas Tolkien, mais les us et coutumes restent les mêmes : débats sur les ships et production intensive d’œuvres transformatives, le tout agrémenté de gifs marrants et de commentaires assez salés sur les acteurs et personnages qu’elles adorent.
Jusque là tout va bien. Sauf que lorsque les médias ont découvert le pot aux roses -– des jeunes femmes qui se passionnent ensemble pour quelque chose, font des blagues à caractère sexuel, expriment du désir et de la créativité, imaginez un peu ! -– les fangirls ont été la cible d’attaques en règle qui ressemblent fort, ma foi, à de la misogynie pure et simple. Démonstration en trois points.
1. Cachez cette fanfiction que je ne saurais voir (sauf si c’est pour me payer votre tronche)
Premier objectif en ligne de mire : les « fanworks », c’est à dire toutes les déclinaisons de la fanfiction et du fanart. La fanfiction, discipline majoritaire, ce n’est pas quelque chose de nouveau, loin de là. La réappropriation de personnages pour réécrire leur histoire et en inventer de nouvelles est une pratique extrêmement ancienne, et sans même aller jusqu’à Roméo et Juliette de Shakespeare, qui n’est qu’une version parmi d’autres d’un conte oral, les fans de Star Trek dans les années 60 s’en donnaient à cœur joie.
Le phénomène a pris de l’ampleur et s’est féminisé avec Internet, mais c’est à la sortie de Cinquante Nuances de Grey, adaptation d’une fanfiction érotique de Twilight, que le monde a découvert, ébahi, ces jeunes femmes qui écrivaient pour leur plaisir et celui des autres des histoires transformatives. Pendant que les journalistes inventaient l’odieux terme « mommy porn » (par opposition au porno « normal », c’est à dire façonné pour les hommes), nous dans les fandoms, on se demandait pourquoi les gens étaient assez stupides pour payer vingt-cinq euros pour un livre ultra-médiocre alors que des histoires de qualité bien supérieure étaient disponibles gratuitement sur les nombreux sites de fanfiction.
Le problème, c’est que l’idée que des femmes entre elles puissent prendre en main des personnages fictifs et les utiliser dans des œuvres transformatives, et surtout dans des œuvres à caractère érotique, est une pilule apparemment difficile à avaler pour certains. Est-ce parce que cela va l’encontre de l’image bien lisse de la sexualité féminine que la société nous impose ? La femme indépendante et entreprenante fait-elle encore peur ? Quoiqu’il en soit, puisque les détracteurs des fanworks ne peuvent pas en arrêter la production –- publiés sans intention d’en tirer profit, ils tombent dans la catégorie de « fair use » (usage équitable) et ne violent pas les copyrights -– ils ont opté pour une autre stratégie : ridiculiser publiquement les fangirls et leurs créations.
Cela a non seulement l’avantage de les décrédibiliser aux yeux du grand public mais c’est aussi un très bon moyen de faire du buzz, et facile comme tout en plus. Je suis un présentateur à une heure de grande écoute qui va bientôt recevoir Martin Freeman sur le plateau et j’ai envie de faire rigoler le beauf de base ? Je vais sur Google, je tape « Johnlock fanart » (fanart qui met en scène Sherlock Holmes et John Watson, joué par Freeman dans la série), j’imprime quelques exemples qui vont du bisou au porno hardcore et hop ! Le tour est joué. Je montre ça à mon pote la star et on se paye une bonne partie de rigolade sur le dos de ces détraquées qui fantasment toute la journée derrière leur écran.
Et puis comme ça marche, quand je suis journaliste et que je n’ai pas envie de me fouler à trouver des questions intéressantes –- je m’appelle Caitlin Moran et j’écris pour le Times alors je suis pas payée pour ça, hein –- je reprends les bons conseils de Graham Norton, et, lors de l’avant-première de la nouvelle saison de Sherlock, je fais lire à Martin Freeman et Benedict Cumberbatch, sur scène devant des centaines de personnes, des extraits d’une fanfic érotique que j’ai trouvé sur Internet. Je m’en fous pas mal si l’auteure de la fanfic en question va sûrement voir la vidéo circuler sur Tumblr et en faire une crise cardiaque, c’est légal, après tout, et puis quand on met quelque chose sur le web, c’est bien parce qu’on veut que tout le monde le voit, non ?
Eh bien, non. Les auteurs de fanworks n’ont qu’une envie, c’est qu’on leur foute la paix et qu’on les laisse faire mumuse tranquilles, et certainement pas que des gens extérieurs au fandom viennent les emmerder et remettre en cause leurs pratiques. Oui, certains fanarts sont affreux. Oui, certaines fanfics sont écrites avec les pieds. Non, je n’ai pas envie de savoir de quoi Loki aurait l’air déguisé en strip-teaseuse ou en mère célibataire, pas plus que ce pauvre Tom Hiddleston (pris au piège dans cette vidéo, à partir de 18m52s). Mais qu’il y ait de mauvais fanworks n’est pas le problème. Le problème, c’est qu’on ne parle JAMAIS de fanarts magnifiques qui vous laissent muets d’admiration et de fanfics excellentes qui vous scotchent à votre iPad pendant des heures. On parle TOUJOURS de ce qu’il y a de plus explicite, de plus ridicule et de plus choquant.
Et pourtant, quand on y réfléchit, les pratiques des fangirls sont tout à fait semblables à celles des geeks : partage d’opinions, analyses méta, surexcitation à la sortie d’un nouveau produit, roleplay et cosplay, conventions. Les geeks subissent-ils donc le même sort de lynchage publique? La réponse est oui… il y a vingt ans de cela.
2. La fangirl, c’est comme un geek, mais en pas cool
Les trentenaires comme moi se souviendront peut-être de cette lointaine époque des années 90 lorsque, dans des séries comme Sauvé par le Gong, apparaissaient ces drôles de créatures à l’écran :
Incroyable mais vrai, c’est comme ça qu’on dépeignait les nerds accros aux jeux vidéos et aux jeux de rôle autrefois. Et comme les temps ont changés ! Aujourd’hui, pas un petit morveux de 5ème qui ne se vante pas d’avoir joué à Call of Duty tout le week-end en cours d’anglais le lundi (je parle d’expérience) et un geek, ça ressemble plutôt à ça :
Celui qui hier était la risée de la cour de recrée est devenu un hipster à gros pouvoir d’achat à qui l’on peut vendre une flopée d’éditions collector, et dans un monde qui carbure à Internet, ceux qui maitrisent les ordinateurs sont rois (et, bien entendu, se tapent de belles nanas, à l’instar des héros de The Big Bang Theory).
Mais la fangirl, elle, n’est pas prête de se trouver au centre d’intrigues amoureuses qui dureront sept saisons. Car la fangirl, elle, ressemble à ça :
Ça, c’est Laura, fan de Sherlock et fan de slash (relations homoérotiques dans les fanworks), qui apparaît dans le premier épisode de la saison 3 de Sherlock, « The Empty Hearse ». Mais attendez, il y a mieux :
Ça, c’est Osgood, fan du Docteur qui a fait son apparition dans l’épisode du 50e anniversaire de Doctor Who. Laura et Osgood ont des points communs évidents : cheveux sombres, fins et plats, attributs pas du tout mis en valeur, fringues pas à la mode et caricaturales (look gothique pour l’une, grosses lunettes et blouse blanche pour l’autre) – en clair, elles sont à l’encontre des canons de beauté standards. Ce bon vieux Steven Moffat (dont on ne compte plus les sorties sexistes) a très clairement voulu les rendre indésirables. Dans le cas d’Osgood, il a même réutilisé le vieux cliché de l’inhalateur pour asthmatique histoire d’être sûr, vraiment sûr, qu’on ait bien compris à quel point c’était une nerd.
La fangirl est aujourd’hui victime des mêmes stéréotypes que les geeks d’antan: physiquement inapte, quelconque et sans charme, tout en bas de l’échelle sexuelle, elle reporte sa frustration dans des fantaisies immatures et irréalistes.
Le fait d’associer l’emballement et la passion d’une femme à un certain manque sexuel n’est pas nouveau non plus, et l’hystérie, dans le temps, n’avait pas meilleur remède que le coït salvateur. D’ailleurs, la journaliste Caitlin Moran (oui, encore elle) a tweeté ceci la veille de l’avant-première de Sherlock au British Film Institute :
Ouais, c’est super LOL, Caitlin, la prochaine fois tu prendras un taxi et tu iras leur dire ça en face au lieu de faire ton numéro de claquette pour tes centaines de milliers d’abonnés sur Twitter. Ne nous étendons pas sur le fait qu’elle considère la virginité comme une caractéristique infamante, ce qui mériterait en soi un autre article, mais il y a tout de même de quoi pleurer quand on constate que ces inepties circulent encore en 2014, et venant qui plus est de quelqu’un que les médias considèrent comme « féministe ».
Par ailleurs, j’attends encore le jour où l’on traitera des fans de foot prêts à tout pour obtenir un billet pour un match de Coupe du Monde de #puceaux. Parce que quand des hommes s’époumonent pendant deux heures dans un stade de foot devant vingt-deux pékins qui courent derrière une balle, personne ne bronche. Par contre, quand des femmes s’extasient pendant deux heures dans une salle de cinéma sur les muscles de Captain America, c’est qu’elles n’ont pas ce qu’il faut à la maison, et en plus elles exaspèrent les « vrais » fans qui sont venus parce qu’ils aiment le comics.
3. La fangirl, ce n’est pas une « vraie » fan
Et c’est là, sans doute, que les problèmes de la fangirl rejoignent ceux de la « fake geek girl ». On considère qu’une fangirl est incapable d’estimer un produit culturel à sa juste valeur, tout ça parce qu’elle a le malheur d’exprimer son appréciation pour le physique de certains personnages.
Donc si j’aime Le Hobbit parce que je l’ai lu quand j’étais petite et que j’aime aussi la voix de ténor de Thorin Oakenshield et les tresses blondes de Fili, je ne peux pas vraiment aimer Le Hobbit. Si je vais voir Thor pour contempler Tom Hiddleston en costume de cuir et sans avoir lu les comics au préalable, tant pis pour moi, je ne pourrai jamais m’intéresser à la trame narrative et aux autres personnages. En clair, mon goût pour les beaux mecs m’empêchera systématiquement d’apprécier pleinement des séries, des films ou des livres, parce que mon cerveau n’est capable que d’une seule et unique pensée monomaniaque et obsessionnelle, et demeure totalement imperméable au reste.
À quand le questionnaire à l’entrée des cinémas pour savoir qui à l’autorisation d’entrer parce que c’est un « vrai » fan ? Pour ma part, je n’ai pas l’impression que les studios Marvel ou Peter Jackson fassent la différence entre les treize euros que je paie pour une séance en 3D et ceux de mon voisin. Au contraire, ils en jouent fichtrement bien, et ils ont raison, parce que lorsque les fangirls s’emparent d’un produit culturel (parfois de façon tout à fait imprévue comme ça a été le cas pour Thor), elles mettent très facilement la main au porte-monnaie et deviennent essentielles dans la stratégie marketing des producteurs.
Ça, les autres fans ont beaucoup de mal à le supporter, surtout dans les vieux fandoms comme ceux de Tolkien ou de Sherlock Holmes (tendance « c’était mieux avant quand on était entre nous »), et la fangirl devient alors un bouc émissaire tout trouvé quand ils n’aiment pas ce qu’ils voient. Voici, à titre d’exemple, quelques commentaires publiés sur The Guardian (attention, gros spoilers sur la page!) après la diffusion du deuxième épisode de la saison 3 de Sherlock que beaucoup ont trouvé décevant :
J’avais peur que cela n’arrive, épisodes qui deviennent de longues lettres d’amour aux fans obsessionnels sur Tumblr. Quel dommage.
De la pure branlette pour fan, Moffat et Gatiss doivent cesser de fréquenter Tumblr et Twitter et arrêter de faire plaisir aux fangirls et fanboys cinglés, et de nouveau faire de la bonne télévision.
C’était vraiment horrible ! Moffat et Gatiss doivent cesser de lire les commentaires des fangirls sur Tumblr.
C’était une série géniale (…) et je veux qu’elle revienne. (…) Les gars, on veut de nouveau les ténèbres, les frissons. Pas les frissons que veulent les filles (et les garçons) sur Tumblr, mais de vraies histoires pour adultes. Je veux bien accorder aux auteurs de fanfic S1E1 – mais Moftiss, vous auriez dû revenir à l’excellence des débuts pour l’épisode 2 pour que vos vrais fans -– ceux qui parleront encore de Sherlock dans 20 ans, quand les fangirls auront abandonné Johnlock pour suivre une nouvelle mode — continuent à vous applaudir. Comme nous voulons tellement le faire.
Voilà, les dés sont jetés. À cause de moi, il n’y aura bientôt plus d’ « histoires pour adultes » à la télé. Je ne parlerai pas de Sherlock à mes enfants dans vingt ans, tout ça parce que j’aime bien Johnlock (en fait, je n’aime pas Johnlock ni le slash en général et je suis loin d’être une exception, mais bon, pourquoi faire vrai quand on peut faire simple). Et puis je ne leur parlerai pas non plus d’Harry Potter, puisque j’ai passé une bonne partie de mes années de fac à écrire de la fanfic en attendant la sortie de chaque livre et débattre sur des forums en soutenant que Harry allait forcément finir avec Ginny et pas Hermione. Non, je n’étais investie dans l’histoire que parce que je trouvais Daniel Radcliffe super beau (surtout quand il avait onze ans et moi vingt), et c’est sans doute aussi pour cette raison que je relis régulièrement les sept tomes de la saga.
Eh oui, malheureusement pour les « vrais » fans, les fangirls sont extrêmement coriaces, et si beaucoup d’entre nous passent en effet d’un fandom à l’autre au cours des années, notre amour pour nos séries et nos livres préférés reste intact. Et notre soif de passion et de création, elle, ne nous quitte jamais, en dépit de ceux qui voudraient que nous ayons honte de ce que nous sommes et de ce que nous faisons. Mais ce n’est pas à nous d’avoir honte. Nous n’avons aucune raison de rougir de ce que nous aimons, ni de nous excuser d’ »imposer » nos fanworks à qui que ce soit et quel qu’en soit le contenu. Après tout, ce que je vois tous les jours en rentrant du travail et qui m’est de fait imposé, sans que j’aie besoin de passer par une recherche sur Google Images, c’est ça :
Perso, je préfèrerais largement un fanart de Iron Man qui roule une pelle à Hulk.