Quiet, la snipeuse en lingerie

Comme il est souvent rappelé dans les remarques sur les problématiques inhérentes aux milieux qu’on aime : ce n’est pas parce qu’on apprécie beaucoup quelque chose qu’il faut ne faut pas avoir un regard critique pour autant. En l’occurrence, Hideo Kojima est largement (et à raison) reconnu comme un génie grâce à sa série des Metal Gear (jeux d’infiltration). Pourtant, comme vous l’avez peut-être suivi « en live » durant l’été 2013, la révélation de Quiet, un des personnage du prochain Metal Gear Solid a créé une grosse surprise chez les joueurs et la réaction de Kojima est tristement révélatrice du problème.

Tout commence avec le trailer de Metal Gear V diffusé à l’E3 2013 et la première apparition de Quiet, « une snipeuse privée de ses mots » (3:55) :

Sur son compte Twitter anglophone, Kojima déclare que le but initial était d’inciter à faire du cosplay et de vendre beaucoup de figurines. Il explique avoir demandé un design plus « érotique » (sic), au point d’être potentiellement difficile à cosplayer. Et enfin de donner un aperçu via une capture d’écran… euh… ciblée.

En plus de sembler dire que seuls les persos féminins sexualisés sont dignes de cosplay, Kojima pratique cet amalgame encore étrangement répandu (malgré les chiffres) qui voudrait que les joueurs soient tous des adolescents masculins hétéros obnubilés par le sexe, à qui il faudrait forcément vendre des femmes dénudées. Pour lui, cela semble visiblement irréaliste que des fans achètent les figurines d’un personnage féminin pour d’autres raisons que sa petite culotte.

Voici des concept-arts de Quiet :

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Metal_Gear_Solid_5_Quiet

Et voici son modèle final :
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Comme on le devine à ses accessoires (armes, ceinture, rangers…), Quiet est une militaire de terrain – qui opère dans le désert si on en croit la bande-annonce. Dès lors, beaucoup de critiques et d’agacements se sont exprimés quant à la sexualisation ridicule de sa tenue : des sous-vêtements sexys en guise de treillis…Ça ne fait pas grand sens et ne témoigne d’aucune créativité (si les artistes souhaitent faire original plutôt que réaliste, pourquoi-pas, mais le perso féminin hyper-sexualisé sans raison ça n’est pas DU TOUT novateur).

Outre les fans, d’autres créateurs réagissent à propos de ce design – ici David Ellis, designer sur la série Halo :

Deux jours plus tard, Kojima s’exprime une nouvelle fois via Twitter pour remettre les choses à plat.

Il explique qu’il a créé Quiet comme une antithèse des personnages féminins sursexualisés des jeux de combat, tout en rappelant ce que son surnom et le trailer suggéraient déjà : elle ne parle pas. Wouahou, en effet un personnage féminin hyper-sexualisé mais qui ne dit rien, ré-vo-lu-tio-nnai-re.

Il ajoute même que lorsque les joueurs connaîtront les raisons de sa tenue, il seront « honteux de leurs propos », rien que ça. (Autant dire qu’à ce moment-là, l’explication avait intérêt à être béton, mais on y arrive…).

Kojima explique également que parmi les thèmes centraux de MGSV se trouvent la haine, les incompréhensions, les préjugés et les conflits causés par les différences de culture, de race ou de préférences (ce qui en soi peut être une excellente base de thèmes, en particulier entre les mains d’un créateur aussi talentueux)… et rajoute que les réactions suivant la révélation de Quiet correspondent exactement à cela. En d’autres termes, ceux qui critiquent le design de Quiet cèdent à des préjugés haineux car ils ne comprennent pas la vision élaborée des créateurs ?

En parallèle Kojima explique (via Polygon) également qu’il a peut être mal choisi le mot en disant « érotique », et que Quiet est un personnage unique à qui il a voulu rajouter un peu de sexiness (encore une fois, c’est tellement « unique » un personnage féminin sexualisé…). « Les dialogues sont limités dans Metal Gear Solid V, et pour cette raison nous voulons vraiment montrer les caractéristiques de chaque personnage. » Et de rajouter que la caractéristique « sexy » pourrait très bien s’appliquer à des hommes, armes ou véhicules (sic) ; pas de chance hein, il se trouve que ça tombe encore sur un personnage féminin !
On découvre également dans cet article que Stephanie Joosten, l’actrice utilisée comme modèle pour Quiet, indique également avoir été surprise de prime abord, mais que Kojima a de bonnes raisons de l’affubler d’une telle tenue.

Évidemment, cette explication est un peu légère et comme le relève très bien le site Digital Trends, Kojima passe complètement à côté du problème en pensant que c’était juste un mauvais choix de mots, en ne comprenant pas ce qui gêne la communauté avec une capture des fesses du personnage et en se défendant de façon aussi arrogante.
Non, le problème n’est pas le mot « érotique » et le remplacer par « sexy » n’arrange rien, parce que le souci est le manque total d’originalité d’un tel design, vu et revu au sein même de la série Metal Gear Solid (Sniper Wolf, Eva, Fortune, les Beauties…) sous prétexte de choix scénaristiques; et ce, quelques jours après avoir été pourtant décrit comme un choix fait pour vendre et inciter au cosplay.

Sur la toile, les spéculations circulent, en particulier celle comme quoi des scènes de tortures (voire de violences sexuelles) seraient la raison de cette tenue. En effet, dans les premières secondes du trailer de l’E3 2013, on voit Quiet (le visage masqué) en train d’être torturée. On notera au passage que si les collants règlementaires des femmes militaires ne supportent pas la proximité d’un courant électrique, en revanche la peau exposée directement à ce courant s’en remet extrêmement bien !

Ces suppositions sont confirmées début 2014 avec le classement ESRB de MGSV qui indique qu’en plus du sang et de la violence, le jeu contiendra de la violence sexuelle. La production du jeu indique que les éléments propulsant ce jeu en catégorie 18+ sont plus suggérés que montrés. L’ESRB, l’autorité chargée d’assigner des catégories informatives au jeu en fonction de son contenu, confirme et explique qu’un fichier audio du jeu dépeint une femme subissant une agression sexuelle par des hommes et que, si aucune image n’est montrée, des bruits de cris et de lutte seront entendus (Source).

L’excuse de l’agression sexuelle, en plus de la torture déjà aperçue, semble bien confirmée (même si, rappelons-le, il n’y a pas de certitude sur le fait que cette scène concerne Quiet, c’est juste très vraisemblable). De quoi nous faire avoir « honte de [nos] mots » ? Rien n’est moins sûr, un tel poncif est d’une banalité sans nom et l’élément narratif de la femme caractérisée par son agression sexuelle a été utilisé ad nauseam (comme l’expose très bien Anita Sarkeesian). Quand il s’agit carrément d’utiliser le viol pour justifier un chara-design ultra-sexualisé dans le but de vendre, ça devient franchement répugnant…D’autant plus que ça ne tient pas : la lingerie sexy ne fait pas vraiment partie de l’uniforme standard de la militaire en mission.

Ainsi, pour résumer cet épisode, un grand créateur créateur de jeux (souvent considéré comme un génie) révèle un modèle de personnage féminin hyper-sexualisé en donnant des raisons douteuses (cosplay et vente de produit dérivé), répond avec arrogance à l’énorme bad buzz suscité, prétexte une bonne raison pour cette sexualisation (qu’il qualifie au passage « d’unique »)… et finalement on découvre que la « bonne raison » semble bien être le cliché vu, vu, vu et revu.

[Ajout par Mar_Lard :]

Pour les figurines, ça n’a pas traîné :

Édité par Mar_Lard