Le jeu de rôle est un milieu bien particulier, surtout lorsqu’il se joue sur table, sur papier, avec les gens physiquement présents. En 2010 j’étais encore débutante en JdR : quelques parties déjantées avec des potes en école d’ingé, une « campagne 1 » de Donjons et Dragons… Pas de quoi revendiquer un CV touffu de joueuse mais assez de parties pour découvrir que le JdR est loin de l’image qu’on s’en fait : pas un milieu de weirdos excentriques, plutôt le contraire même.
A peine sortie de l’école, sortant avec un copain rôliste depuis des années déjà, je rejoins tout naturellement « sa table. 2 » Là, le Maître du Jeu, B., un homme entre 40 et 50 ans, maîtrise du L5R, un jeu médiéval fantastique dans un univers japonisant. J’ai hâte de pouvoir jouer dans une campagne, dans un univers original et fouillé, où le « jeu de rôle » est bien plus important que dans Donj’ qui a trop souvent tendance à être un PPMT. 3
Fait important et qui signe mon arrêt de mort : je décide pour la première fois depuis que je joue aux jeux de rôle d’incarner une femme histoire de casser mes habitudes. J’opte pour une shugenja, ce qui dans L5R est en gros une magicienne/prêtresse.
La création de personnage
D’abord le MJ propose de me laisser faire ma fiche toute seule ou de lui laisser faire le perso car « il a une idée de personnage qui pourrait coller. » Peu au fait de la création de perso de L5R et sachant par mon copain que le MJ a quelques « règles maison » sous le coude, je lui fais confiance pour me faire mon personnage. Il me demande si ça me va un personnage avec un « sombre secret. 4 » Je dis oui, il me propose qu’elle soit heimin 5 au passé trouble. J’approuve avec joie, yay un personnage torturé, gogogo !
Il m’envoie ma fiche, quelques jours avant la partie. Avec un historique de 4 pages, dont le message laisse transpirer qu’il n’est pas peu fier.
Car oui, j’ai quatre pages, rien que pour raconter la vie de mon personnage. Une fille de prostituée. Qui a vécu sa jeunesse au lupanar. Qui a volé les affaires d’une jeune fille noble pour se faire passer pour elle. Qui est « beauté du diable » ce qui dans le bouquin de règles veut dire « belle », mais, et je ne l’apprendrai que 3 mois plus tard, pour B veut dire « sexy à violer ». Oué carrément.
Ce que j’imaginais
Ce que j’ai eu
Bon okay passons sur le mauvais goût, me dis-je. Je me dis que ça va, après tout, je vais jouer une fille indépendante, débrouillarde, qui est prête à tout pour ne pas retourner d’où elle vient : exactement ce que je veux, aux chiottes les stéréotypes après tout, non ?
1er scénario : centré sur le passage du gempukku de mon personnage 6 lors d’un tournoi. Suite à différents événements, mon personnage se trouve séparé du reste du groupe (donc les autres joueurs quittent la table pendant ce temps) et est kidnappé. Mon personnage se réveille : elle est attachée, deux PNJ 7 baraqués dans la salle. Je décide d’user des charmes de mon personnage pour attirer les PNJ plus près, puis, ayant au préalable réussi mon jet pour me délier les mains, les assommer.
Là premier passage bizarre : au lieu de faire une scène d’action comme on en verrait dans les films, et comme je m’y attendais, B me demande, les yeux dans les yeux, si ça me dérange de jouer la scène.
Naïvement, je dis pas de problème. S’ensuit alors un moment creepy où il décrit les PNJ avec leurs pattes velues et leurs yeux libidineux et mon personnage « à leur merci et qui leur fait du gringue. » Je suis seule, moi joueuse, dans le salon, la main serrée sur une poignée de dés 10, la quantité que j’avais calculée, la quantité nécessaire pour foutre un pain à ces PNJ. Je pensais les jeter de suite, mais on dirait que le MJ pense qu’il est nécessaire que je fasse jouer la scène à mon personnage.
Et ça finit par se terminer. Après cet instant bizarre, qui me laisse un peu incertaine, je peux jeter mes dés, après avoir insisté « là maintenant, mon personnage agit, oui maintenant ! » Encore aujourd’hui, je ne sais pas combien de temps B aurait continué à raconter ce qui paraissait être son petit film de boules perso.
Je me dis que je me fais des idées. Et le scénario continue. Le tournoi commence ! Et le MJ, jubilant, annonce que la première épreuve ce sera de la lutte. Dans une fosse. Dans la boue. Avec un PNJ féminin.
Qu’à cela ne tienne. Je le fait, un peu interloquée, mais je le joue de bon cœur : mon perso est censé faire partie d’un clan très axé combat et pragmatisme ! Puis il y a une épreuve de course d’obstacle. « C’est plus pratique de le faire en sous-vêtements, avec une sorte de bandeau pour la poitrine et un slip… » que me dit le MJ, en pleine poker-face qui dissimule si peu son ton à nouveau jubilatoire.
Ce premier scénario passe. Après avoir expliqué à mon copain ce moment weird, il me dit que oui, B est « bizarre » et a « son caractère » (il s’énervait parfois de manière complètement incongrue, tout seul.) Mais il me dit « si ça te dérange, il faut que tu le dises, je peux lui transmettre si tu veux. » Il avait raison, mais moi, naïvement, je ferme ma gueule : je ne voulais pas pourrir l’ambiance de la table, « c’est que le premier scénario », « non mais d’un autre côté mon personnage je lui ai fait jouer la carte de la séduction, c’est ma faute ». Toutes les excuses sont bonnes.
2ème scénario : Nos personnages sont capturés par des « gaijin 8 », le mien est amené dans une tente à part, visiblement pour être vendue dans un harem. Un PNJ « teste » mon personnage pour vérifier sa virginité et cerise sur le gâteau au WTF, le MJ déclare : « Elle n’est pas vierge. »
J’ai demandé alors à mon copain le soir même de dire à B d’y mettre la pédale douce. J’ai alors l’impression que ça se calme.
L’ambiance demeure cependant très sexualisée dans les scénarii, PNJ sexistes, exagération jusqu’à l’absurde des stéréotypes pour les clans.
Pour l’anecdote, le clan de la Grue est un clan pacifiste et social, au moins en apparence. Raffinement, pacifisme, jeux de cours ? Visiblement pour lui ça devait être suffisamment un truc « de tapette » pour que tout ce qui y touche devienne un remake de la cage aux folles. Donc dans le L5R de B, c’est devenu un clan plus semblable au couvent des sœurs de la perpétuelle indulgence : hommes et femmes, fardés et le visage blanchi, maniérés, coiffures et vêtements exagérément peu pratiques et quasiment comme dans un cirque. Sauf que les sœurs le font pour la théâtralisation, pour B c’était « dans le BG. »
Voilà un membre du clan de la Grue. On est quand même loin de l’imagerie théâtralisée ultra-fardée utilisée par les sœurs pour questionner les normes sociales.
5 ou 6ème scénario : La diplomate du clan du scorpion dit que « il paraît que vous êtes une experte en lutte… » Pardon ? S’ensuit une sorte de tournoi improvisé. Ah tiens c’est fou, ils avaient une arène de lutte pile poil c’est fou la magie du scénario. Et, oh !, avec de la boue (again ?). Mon personnage lutte contre cette diplomate. Pour « déstabiliser mon personnage » (sic), B a la technique ultime : son PNJ, en pleine manœuvre de lutte, embrasse le mien à pleine bouche.
Les yeux exorbités en lui demandant comment « physiquement » c’était possible sans qu’elle me fasse un coup de boule, il me répond « oh non mais sinon je jette les dés hein. » Et il le fait, il jette une poignée entière de dés parce que, oui, il avait fait un PNJ diplomate super bourrin. En lutte. Pourquoi ? Pour aucune raison valable puisque cette foutue diplomate ne réapparaît pas du scénario.
Le lendemain dimanche, le scénario continue. On s’infiltre dans une ville du clan de la Grue (insérer moult situations et blagues d’un goût douteux sur les travestis, les homosexuels et les transsexuels.) On décide que je serais alors la fausse dignitaire du clan de la grue, les autres mes serviteurs. Tout se passe comme sur des roulettes… Jusqu’à ce que l’on arrive à l’ambassade de la Grue où un PNJ nous interpelle.
En fait c’était un garde de l’ambassade qui s’est mépris sur mon identité, me « confondant avec un vrai ambassadeur » connu dans le coin. Nous sommes accueillis en grande pompe (cool !), invités à nous reposer, mon personnage est escorté dans une chambre individuelle (cool !) où deux servantes font irruption pour me demander si tout se passe bien (cool ?) puis m’apportent un coffre (euh… cool ?). Que j’ouvre. Qui est blindé de matériel de bondage. (wtf ?)
Silence autour de la table, puis le joueur-qui-triche [^9] fait « Sérieux ? » mi-hilare, mi-gêné. « Oui » que dit B, « à l’époque la sexualité, blablabla, et le clan de la Grue blablou, d’ailleurs dans le supplément numéro Machin des secrets du clan Truc y a marqué que bliblibli… »
Dans la semaine, mon copain, que je ne remercierai jamais assez de m’avoir soutenue et m’avoir aidé à faire passer le message, dit à B qu’il faut qu’il arrête, sérieusement, car ça me gène et que si c’est à nouveau comme ça, je tue mon personnage en séance et je joue un mec.
Le MJ lui répond alors que okay, « il avait pas réalisé que ça me gênait. » Le pire c’est que je pense, je crois, qu’il n’en avait effectivement pas conscience.
Nous en étions alors à en gros 6 mois de campagne.
Si ce genre de trucs vraiment chiants et graves ne s’est plus reproduit, il faudra compter encore un an de campagne durant lesquelles les petites piques vexatoires se succèdent. Une fois c’est un garde qui fait des propositions graveleuses à mon personnage, alors magistrate, qui refuse de la croire quand elle lui donne son rang. Une autre fois c’est un PNJ gradé qui lance des œillades répétées et insistantes à mon personnage. Une fois c’est un dîner avec un concours de haiku, l’un d’eux comparant mon personnage à une catin. A chaque fois il y a une « bonne excuse », il fait nuit et le garde est bourré/inculte, le PNJ gradé est tombé amoureux/est un salaud provocateur, le PNJ et son haiku attaque de cette manière notre délégation c’est juste symbolique. Et très, trop, souvent : « c’est rigolo », « c’est de l’humour », « c’est pour rigoler », « bah, ça va pas ? ».
Alors un jour, après un scénario assez long où il y avait eu essentiellement des combats, et où franchement je m’étais fait chier, j’ai dit à B que j’arrêtais de jouer. « Désolée. » « Voilà. »
Je n’ai pas plus expliqué que ça et ça en est resté là. Mon copain a incidemment arrêté aussi à cette table et depuis nous jouons tranquille à cette table bis, avec des amis not-creepy, j’ai masterisé des jeux… J’ai dépassé cette sale expérience donc.
Car j’aurais pu en sortir dégoûtée, et parfois j’imagine ce qu’aurait fait à ma place la femme que j’avais rencontrée à la table de Donj’. Je l’imagine et je sais très bien ce que cela aurait donné : les premières parties, abasourdie, puis une partie elle aurait eu mal au ventre, l’autre mal à la tête, et, bon, de fil en aiguille elle ne serait pas revenue, désolée, je fais des pilates/du body combat y avait que le weekend, trop dommage, et en fait elle n’aurait plus jamais joué aux jeux de rôle.
Beaucoup de choses sont dérangeantes dans cette histoire, finalement. Le fait que j’ai encaissé si longtemps. Le fait que le MJ était suffisamment à l’ouest pour ne pas comprendre qu’infliger ses fantasmes à la table et à mon personnage et donc à moi c’est dégoûtant, anormal. Le fait que le-joueur-qui-triche, pourtant étudiant en psycho, ne remarquait rien, s’en battait les couilles. Le fait qu’au final l’ambiance était pourrie bien avant que je n’arrête, et pour de toutes autres raisons (dégradation de la qualité des scénarii, trop de monde à la table), mais que j’ai quand même eu plus peur pour l’ambiance que pour mon plaisir de jeu. Ce qui est dérangeant c’est que tout ça se soit passé dans notre salon, avec parfois mon copain assis à côté de moi, grimaçant pendant que B délirait à plein tube sur l’unique personnage féminin de la table : le mien.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le sujet du fantasme masculin prêt-à-incarner quand on joue aux JDR. Au fur et à mesure que le jeu de rôle perd son image de milieu de barbus inadaptés, de plus en plus de femmes s’y insèrent… Mais les stéréotypes, parce qu’ils sont plus faciles à jouer, sont encore trop pléthoriques pour que disparaissent ces creepy-guys et creepy-moments dans l’immédiat. Hélas.
Édité par Alda